La séance ciné
Je vais vous parler d’un temps où les cassettes VHS n’existaient pas, où il fallait dépenser une fortune pour avoir un jeu vidéo en noir et blanc (on ne parlait pas encore de console) et où on aimait partager en groupe de bons moments à bord. En dehors des jeux de société et la lecture de SAS ou San Antonio pour les plus sages, il fallait créer à bord des évènements pour se réunir. En dehors de la célébration de la messe (qui n’était pas du goût de tout le monde et très rare sur les Classiques), il y avait la séance Ciné.
Evidemment, le choix du film était limité. Au mieux 2 ou 3 films pour une même patrouille. C’est peu, mais en même temps, un sous-marin n’est pas un parc de loisir et les marins ne disposaient pas souvent d’une plage de 2 heures de suite pour se détendre. Car pour projeter un film, il fallait que tout l’équipage soit d’accord. Plusieurs raisons à cela. Premièrement, quand on projette dans un compartiment du bateau (que ce soit dans le poste équipage, le poste OM ou en tranche torpille), il faut relever les bannettes pour accueillir les spectateurs. Impossible donc de dormir.
Ensuite, projeter un film fait du bruit, même à l’extérieur du sous-marin et il n’est pas impossible que les détonations d’un « canon de Navarone » s’entendent à plus de 50 mn de distance. Il fallait aussi que l’équipage ne soit pas en manœuvre ou en exercice. C’est pour cette raison que la séance ciné n’était proposée que pendant les patrouilles, pas pour les petites virées de 3 ou 4 jours.
Il fallait que ce soit une séance pépère, sans risque d’être dérangé et le Pacha ne se serait jamais permis d’interrompre une séance. Il est cependant arrivé que la séance soit interrompue par une avarie de barre. Dans ce cas, la séance est immédiatement arrêtée et le matériel mis au placard en urgence afin qu’il ne vienne entraver les opérations.
Généralement, la séance était prévue vers 15 heures, après la relève de quart. S’en suivait généralement une deuxième séance, pour ceux qui étaient de service lors de la première projection. Les grades sont mélangés, on est là pour se détendre. Par temps calme, il arrivait que l’on projette même en IP pendant que l’on rechargeait les batteries au schnorchel. Mais c’est là que tout se compliquait, surtout s’il y avait du clapot en surface. Les différences de pression engendrées par le clapet du schnorchel déclenchaient des brouillards compacts en salle torpille. Impossible alors de voir le film convenablement sauf à être amoureux de Michèle Morgan dans « Quai des brumes ». D’où l’importance d’avoir un bon barreur !
La séance ciné était également techniquement préparée. Le déplacement d’une partie de l’équipage dans un même lieu ne manquait pas de déséquilibrer l’assiette du sous-marin. Il fallait donc jongler avec les caisses d’assiette pour équilibrer le bateau avec le poids supplémentaire à l’avant.
Sur un plan pratique, le film était réparti sur 2 ou 3 bobines de 16 mm. Pendant le voyage, il fallait les stocker dans un endroit sec, à l’abris des variations de températures. La cabine d’un officier faisait souvent l’affaire mais il s’avère qu’on utilisait généralement l’une des deux douches qui étaient condamnées (l’autre l’était également car servait de garde-manger supplémentaire). L’écran, généralement constitué d’un drap blanc tiré entre les tubes lance-torpilles ou les bannettes. Certains ont reçu un écran plastifié enroulé dans un tube, mais avec le temps, il finissait complètement troué ou déchiré. Il fallait ensuite placer le projecteur à la bonne distance puis régler la focale. Au début, on utilisait un projecteur Debrie de 16 mm avec un amplificateur à lampe séparé (puis intégré). On est ensuite passé dans les années 80 au projecteur « Eiki Sound ». Ce dernier était livré avec ses supports de bobine dans une petite boite. L’ampoule à quartz, très fragile, valait une petite fortune et la marine n’en disposait pas de rechange. C’était donc la croix et la bannière pour s’en procurer avant le départ en patrouille sous peine de se faire luncher en mer faute d’avoir le matériel en état de marche.
Il arrivait que le projecteur tombe en passe et c’est alors toutes les spécialités du bord qui se mettaient à l’ouvrage pour réparer le fameux sésame. Régulièrement, le film cassait. Mais le projectionniste était équipé d’une petite encolleuse qui lui permettait de réparer rapidement le film.
Le pire, c’était de constater, à la fin de la 1ère bobine, que la 2ème n’était pas la suite de la première. Les bobines avaient été mal rangées et on enviait alors l’équipage de l’autre bateau qui avait lui, connu la fin de l’histoire.
La sélection des films s’opérait à la base qui disposait d’un catalogue de vieux nanards. Enfin, pas des derniers films sortis au cinéma. On se les passait de bateaux en bateaux, au gré des patrouilles. De bons vieux films de guerre, des trucs sur l’on a tous vu, mais que l’on ne se lasse pas de revoir. Certains (comme à Toulon dans les années 60) avaient le comique dit de répétition en embarquant régulièrement des chefs d’œuvres, comme « Du vent dans les branches de Sasafras » avec Michel Simon : le comble du nanar. Rares étaient les films en cinémascope (écran large). Si on avait cette chance, il fallait adapter un objectif spécial à l’appareil de projection.
Le luxe du Grand Large !
Pour être projectionniste, il fallait faire un stage. Le stage de référence durait bien 3 semaines au Centre Cinématographique des armées au fort d’Ivry. On y apprenait tout sur le 7ème art, sauf comment évacuer la brume en salle torpilles. La version courte de la formation (un jour ou deux) se passait au CIN de Saint Mandrier. Traditionnellement, c’était le radio qui s’y collait, mais ce n’était pas une obligation. Le fait que ce soit un radio convenait bien à la mission dans le sens où ce dernier est principalement occupé lorsque le sous-marin est proche de la surface pour les transmissions. Sa compétence en amplification était aussi précieuse sur ce genre de matériel. Lorsque le bateau est en plongée profonde, il a plus de temps disponible et lorsqu’il ne prend pas la barre, il peut à l’occasion projeter une fois par semaine. Être projectionniste à bord était une mission comme les autres. On n’en retirait aucun avantage, aucune estime. Juste des emmerdes lorsque le film cassait ou que la 2ème bobine n’était pas la bonne. Mais c’était sympa et certains ont continuer à projeter quand ils ont quitté la vie militaire. Pour leur plus grand plaisir de voir une bande de copain se réjouir ensemble autour d’un spectacle. Mater un film.
Un bonheur simple. Pépère.Puis ont déferlées les cassettes VHS et les projections pirates de films porno sur le canal vidéo d’un SNLE lors d’une DISAC, etc. On avait troqué le drap pour le carré blanc (là aussi, les jeunes n’ont pas connu !). Une page s’était tournée et comme dirait Eddy, le rideau sur l’écran est tombé.
Note de l’auteur : Un grand merci à Michel, Gérard, Philippe et tous les autres, qui par leurs témoignages ou petits commentaires ont permis l’écriture de cet article.