Le Passage de la Ligne

Une autre tradition populaire dans beaucoup de marines de monde est le « passage de la ligne ». Mais attention, il n’y a pas qu’une seule ligne. Nous y reviendrons plus tard. La ligne la plus importante est celle de l’équateur.

Le récit le plus ancien est celui d’un marin britannique en 1708. Au début, les marins pratiquaient la cérémonie avec beaucoup de sérieux. Bien avant les années 1700, les marins croyaient que Neptune – le dieu de la mer – était assez inconstant. Afin de l’apaiser, ils sacrifiaient des chèvres et des bœufs. Au XVIIIème, alors que plus personne ne croyait aux dieux marins, les traditions et les pratiques pour les honorer sont restées en place. Lors du voyage du HMS Endeavour vers le Pacifique en 1768, dirigé par James Cook, Joseph Banks a décrit comment l’équipage avait dressé une liste de tous les passagers à bord, y compris les chats et les chiens. Ils les ont ensuite interrogés pour savoir s’ils avaient traversé l’équateur. S’ils ne l’avaient pas fait, ils devaient choisir entre renoncer à leur allocation de vin pendant quatre jours, ou de subir une cérémonie d’évitement au cours de laquelle ils étaient plongés trois fois dans l’océan. Selon Banks, certains passagers « souriaient et se réjouissaient de leur robustesse à l’épreuve », quand d’autres « se seraient presque noyés ».

La marine américaine a des rituels de passage de la ligne bien établis. Les marins qui ont déjà traversé l’équateur sont surnommés Shellbacks, Trusty Shellbacks, Honourables ou les fils de Neptune. Ceux qui n’ont pas franchi la ligne sont surnommés Pollywogs, ou Slimy Pollywogs. Dans la Marine royale canadienne, ceux qui n’ont pas encore franchi l’équateur sont surnommés Tadpoles, ou Dirty Tadpoles et les initiés les Ours de Neptune. En Inde, c’est la cour du Roi Varuna. Au XIXème siècle, la cérémonie de franchissement de ligne était un événement assez brutal, impliquant souvent de battre des Pollywogs avec des planches et des cordes mouillées et parfois de jeter les victimes par-dessus le bord du navire, traînant le Pollywog dans les vagues de la poupe. Dans plus d’un cas, des marins auraient été tués alors qu’ils participaient à ce type d’intronisation.

Aujourd’hui la cérémonie peut durer jusqu’à deux jours (sur les navires de surface). Les membres d’équipage précédemment intronisés sont organisés dans la Cour de Neptune et introduisent les Slimy Pollywogs dans « les mystères de l’abîme ». Les épreuves physiques, conformément à l’esprit de l’initiation, sont tolérées, et chaque Pollywog est censé endurer un rite d’initiation standard afin de devenir un Shellback. La veille de la traversée équatoriale s’appelle Wog Day et, comme pour de nombreux autres rituels nocturnes, on inverse les rôles. Les Wogs (les non-initiés) sont autorisés à capturer et à interroger tous les Shellback pour leur faire subir des sévices (par exemple, les attacher, casser des œufs ou verser de la lotion après-rasage sur leur tête). Mais comme ils savent que le lendemain viendra leur tour, ils se méfient des représailles futures.

Après avoir franchi la ligne, les Pollywogs reçoivent des assignations à comparaître devant le roi Neptune et sa cour (comprenant généralement son premier assistant Davy Jones, son Altesse Amphitrite et souvent divers dignitaires, tous représentés par les marins les plus hauts gradés). Cette étape est souvent précédée d’un concours de beauté d’hommes déguisés en femmes, chaque département du navire devant présenter un concurrent en maillot de bain. Par la suite, certains peuvent être interrogés par le roi Neptune et son entourage, et l’utilisation de « sérum de vérité » (sauce piquante et après-rasage) et d’œufs entiers non cuits mis dans la bouche. Au cours de la cérémonie, les Pollywogs subissent un certain nombre d’épreuves de plus en plus embarrassantes. Une fois la cérémonie terminée, le Pollywog reçoit un certificat déclarant son nouveau statut.

Au portugal, le NRP Arpão (Classe Tridente), qui participe à l’opération “Open Sea” en Atlantique Sud, a récemment et pour la première fois franchi la ligne de l’Équateur.
Comme le veut la tradition, dans le passage entre l’hémisphère nord et l’hémisfère sud, lorsque les navires traversent la ligne équatorienne, un élément du navire est peint en rouge par le commandant, symbolisant la bravoure de ceux qui, en naviguant, passent entre les hémisphères.
 
NRP Arpão a été le premier sous-marin portugais à remplir cette tradition et justement célébré par le commandant Taveira Pinto et le marin Joana Matos.

Le franchissement de la ligne équatoriale n’est pas la seule à donner lieu à une petite fête :

  • L’Ordre du Nez Bleu pour les marins qui ont traversé le cercle polaire arctique.
  • L’Ordre du nez rouge pour les marins qui ont traversé le cercle antarctique.
  • L’Ordre Impérial du Dragon d’Or pour les marins et les marines qui ont franchi la Ligne de Date Internationale.
  • L’Ordre Sacré du Dragon d’Or pour les marins et les marines qui ont traversé en même temps Lat. 00-000°, long. 180,00°
  • L’Ordre du fossé pour les marins qui ont traversé le canal de Panama.
  • L’Ordre du Rocher pour les marins qui ont transité par le détroit de Gibraltar.
  • Le Safari à Suez pour les marins qui ont traversé le canal de Suez.
  • Le Golden Shellback pour les marins qui ont franchi le point où l’équateur traverse la ligne de date internationale.
  • L’Ordre du calmar des sables pour les marins qui ont été attachés à des unités de l’armée ou stationnés au Moyen-Orient.
  • L’Emerald Shellback ou Royal Diamond Shellback pour les marins qui traversent à 0 degré au large des côtes de l’Afrique de l’Ouest (là où l’équateur croise le méridien principal).
  • Le Royaume des tsars pour les marins qui ont traversé la mer Noire.
  • L’Ordre de Magellan pour les marins qui ont fait le tour de la Terre.
  • L’Ordre des lacs pour les marins qui ont navigué sur les cinq Grands Lacs.
  • L’Ordre du Main d’Espagne pour les marins qui ont navigué dans les Caraïbes.
  • L’Ordre du Moineau pour les marins qui ont navigué sur les sept mers. (Atlantique Nord, Atlantique Sud, Pacifique Nord, Pacifique Sud, Océans Indien, Arctique, Antarctique)

On parle aussi de faire une offrande à Cthulhu, le dieu qui attend à R’lyeh, la cité sous-marine du Pacifique sud. Ce dieu aurait une tête de pieuvre et de grandes ailes filandreuses, il est vénéré par des créatures dégénérées, thème récurrent dans l’œuvre de Howard Phillips Lovecraft.

Le dernier Cap à être célébré est le Cap des 20.000 heures de plongée. Il vient couronner le marin d’une carrière longue à bord. L’occasion d’une petite fête. Les plus vieux atteignent parfois les 30.000, avec la reconnaissance (ou pas) de la Marine…

 

Cap des 20.000 heures de plongée
Illustration Ronan Pondaven
Cthulhu
Cthulhu

Si ces célébrations semblent bien sympathiques, tout ne se passe pas toujours comme prévu. Heureusement, aucun cas n’est répertorié au sein des Forces Françaises !

En Australie, en 1995, une cérémonie de franchissement de ligne a eu lieu à bord du sous-marin HMAS Onslow. Cette déclinaison du rite, connu sous le nom de « Sump the rump » n’a pas amélioré la réputation de la Royale Australian Navy (RAN). Ceux qui avaient auparavant « franchi la ligne », les Ours de Neptune portaient des masques pour cacher leur identité. Traditionnellement, en Australie, Neptune est joué par le commandant, bien qu’il n’ait pas été révélé si c’était le cas sur ce bateau. Les Pollywogs ont été maltraités physiquement (déshabillés et écartelés sur le pont pour être torturés) et verbalement avant d’être soumis à un acte appelé « puisard sur la croupe ». On a enduit d’un liquide sombre (chocolat ?) l’anus et les organes génitaux de chaque marin. Un marin a ensuite été agressé sexuellement avec un long bâton avant que tous les marins soient forcés de sauter par-dessus bord et de « marcher au fond de la mer » jusqu’à ce qu’ils soient autorisés à remonter à bord du sous-marin. Une bande vidéo de la cérémonie a été obtenue par le média Nine Network et diffusée à la télévision australienne.

La vidéo a provoqué de nombreuses critiques, en particulier lorsque l’on montrait certains des officiers du sous-marin observer la scène en haut du massif. Ces agressions sont parfois (et à regret) tolérées par les officier qui considèrent ces agissements comme un processus de « durcissement » et les victimes sont censées « assumer comme des hommes ». L’un des dénonciateurs ayant fourni la vidéo a été ostracisé après s’être plaint. Il a finalement reçu une lettre d’excuses de la marine, mais sa vie était devenue impossible à bord et il a démissionné des Forces sous-marines. Cette histoire a délié les langues dans la RAN. On a cité une agression anale avec une bouteille de bière sur le HMAS Flinders suivi d’une tentative de suicide, des cas d’agression sexuelle, de marins retrouvés recroquevillés en position fœtale dans un conduit de climatisation, de nourriture putride et des concoctions de piment rouge spécifiquement destinées à brûler les jeunes peaux sensibles, etc. Mais le comble fut atteint lorqu’un ancien médecin de la marine, se décrivant comme un « chasseur de croûtes », a écrit aux médias australiens en juillet pour critiquer le jeune marin pour son intolérance. Il a dit que son principal regret à propos de ce genre d’affaires était d’avoir pas été assez pris suffisamment en charge par les Ours de Neptune… Cela étant, la RAN n’a pas interdit la cérémonie.

Selon une histoire non officielle récemment publiée par des sous-mariniers américains dans la « guerre froide », une partie du traitement d’humiliation infligé aux membres d’équipage sur des sous-marins nucléaires impliquait de les forcer à manger des concoctions révoltantes du ventre nu du Roi Neptune.

Aux Etats-Unis, les efforts pour réduire la cérémonie de franchissement de ligne n’ont commencé que dans les années 1980, lorsque plusieurs rapports de bizutage flagrant ont commencé à circuler concernant la cérémonie de franchissement de ligne, et au moins un décès a été attribué à ces abus.

En France, la médecine du travail met en garde les marins sur le caractère cancérigène ou allergène de certains de ces produits donc ils sont moins utilisés… Un sous-marinier raconte « C’est un rite traditionnel. Je ne me suis jamais senti humilié. Alors que quand j’étais en prépa à Metz et qu’on m’a demandé de défiler à poils dans les rues, c’était dégradant ! ».

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